Dans L’inspecteur Ali (1991), le narrateur Brahim Orourke est revenu d’un long exil en France et reçoit la visite de ses beaux-parents écossais pour voir sa femme Fiona qui est enceinte ainsi que leurs petits-fils. Brahim Orourke est devenu un écrivain berbère mondialement connu pour Les Enquêtes de l’inspecteur Ali. Il signe ses polars sous le pseudonyme de B. O’Rourke, nom à consonance irlandaise, voire américaine selon son éditeur. La préparation de l’arrivée des hôtes étrangers au Maroc provoque quelques changements dans la maisonnée, mais donne lieu aussi à une réflexion sur les tensions entre les identités culturelles des personnages. Ces tensions sont source de questionnement pour Brahim, tiraillé entre diverses cultures, et provoquent dans son imagination les réponses que lui inspire son irrévérent personnage de roman policier, l’inspecteur Ali.

 

Vu que les repas et la préparation du thé, en particulier, sont aussi incontournables pour les Marocains que pour leurs visiteurs écossais, les achats qui précèdent l’arrivée des hôtes revêtent une importance considérable dans le récit. La brave bonne Saadiya a dû dégivrer et vider le frigo de son contenu typiquement marocain (comme le smen ou beurre rance et le khlii, de la viande séchée au soleil) et le remplacer par de la nourriture occidentale « aseptisée » et « emballée sous cellophane » : « fromage inodore et insipide, beurre blanc en pots individuels, tranches de jambon sous plastique » (103). Lorsqu’elle finit de nettoyer le réfrigérateur, Saadiya déclare dramatiquement au maître de maison qu’elle ne pourra plus rester dans la maison : « je préfère te dire que je ne toucherai plus à ce frigo. Ça me rend malade. » (103). D’après le ressenti de Saadiya, le frigo et la maison ont perdu leur âme marocaine en se coupant de la nourriture traditionnelle du Maroc.

 

Par sa forme particulière, le sucre marocain, en particulier, fait l’objet d’un chapitre du roman. Dans la scène qui y est décrite, Jock, le beau-père de Brahim, n’arrive pas à considérer les pains de sucre comme du vrai sucre (150). Les blocs de pain de sucre « venu en ligne droite de la médina » (148) cassés par Brahim et que la bonne Saadiya a moulus ne lui conviennent pas. C’est ainsi que dans une sorte de scène filmique qui se focalise sur le personnage du grand-père : « Jock fait comprendre à Saadiya, par gestes et par mimiques, qu’il aimerait avoir du vrai sucre, c’est-à-dire en poudre » (149-150). Les morceaux de sucre pilés par la bonne dans un mortier ne sont pas du goût de Jock :

Trop moulu, impossible à mettre dans une tasse de thé, ça vole partout, même dans ses cheveux. Et puis ses yeux ont comme un éclair : il vient de se souvenir. Lentement il replie la feuille de chou, après avoir égalisé les pages. Et de l’une de ses poches, il tire un sachet de sucre. ZOOM : Ce genre de sachet que l’on vous sert dans l’avion. Jock sourit. Il est content (151).

 

Dans Driss Chraïbi, une écriture de traverse, ce chapitre est considéré par Stéphanie Delayre comme un des nombreux fragments que Chraïbi développe dans ses récits au sein d’un récit central. Mettant en scène ce que pour Delayre constitue le « drame de la cérémonie du thé », l’intégralité du chapitre adopte la forme des plans d’une séquence cinématographique. Selon Delayre, ce genre de fragments récurrents dans l’œuvre de Chraïbi lui permettent de se focaliser sur des sujets spécifiques et d’intégrer des commentaires dans les récits :

L’écriture du fragment se métamorphose au gré des œuvres : si, au départ, elle se traduisait par une fission narrative et une déconstruction de la temporalité, avant de se restructurer avec la forme brève et close sur elle-même de la nouvelle et du micro-récit, dans les dernières œuvres — notamment celles qui mettent en scène l’inspecteur Ali — c’est une constante discrète et protéiforme qui vient insérer de légers glissements de perspective » (175).

 

C’est ainsi que cette scène permet à Chraïbi de confronter le personnage de Jock, ignorant et fermé à la culture marocaine, à Saadiya, porteuse de la culture traditionnelle et ancestrale du Maroc, qui lui apporte le pain de sucre et le petit marteau traditionnel (voir photos dans « A Very Sweet Present: Moroccan Sugar Loaves ») avec lequel on le casse. Comme nous pouvons le voir dans le passage qui suit, Chraïbi met en relief le choc des cultures, d’une part, par sa méthode de découpage du chapitre en séquences cinématographiques, et de l’autre, par le style « héroï-comique » et le « ludisme qui l’accompagne constamment dans sa création » (Delayre 177). Voici une partie de ce fragment :

 

Voix de Jock (off) : Sugar, please.

 

Comme poussée par un réalisateur connu d’elle seule (mais il doit s’agir de son intuition féminine), Saadiya entre dans le champ, pose le sucre sur le plateau.

 

GROS PLAN : Le pain de sucre en question. Venu en droite ligne de la médina.

 

FONDU ENCHAINÉ : Les yeux de Jock (Les regardant, je pense à Rudyard Kipling dont l’œuvre a nourri mon enfance. L’Orient sera-t-il toujours l’Orient et l’Occident restera-t-il à jamais l’Occident, et pourront-ils se rencontrer un jour par mégarde ?)

 

Saadiya (voix off) : Sucre. Sugar.

 

Jock (plan américain) : What?

[…]

 

GROS PLAN : Le pain de sucre a été débité en morceaux. La tête du marteau en est toute blanche.

 

Saadiya (off) : Ce n’est pas moi. C’est Yassine qui lui a montré comment il fallait faire.

 

GROS PLAN : L’index et le pouce de Jock saisissent un petit morceau de sucre, l’élève à hauteur de ses yeux. Jock le considère gravement.

 

Saadiya (off) : Sugar. Yes.

 

Jock : Il goûte le sucre. Apparemment, c’en est. Il hoche la tête. (Pause.)

 

PLAN AMÉRICAIN : Jock fait comprendre à Saadiya, par gestes et par mimiques, qu’il aimerait avoir du vrai sucre, c’est-à-dire en poudre.

 

(L’inspecteur Ali, 148-150)

 

Comiquement, à travers ce passage innocent Chraïbi laisse voir comment un étranger bienveillant peut se montrer renfermé et illogiquement ne pas accepter comme valables d’autres façons de faire et cultures. À la fin du chapitre, la bonne Saadiya, qui fait tout de ses mains, observe amusée comment Jock essaye sans succès d’allumer un brasero, tandis que Brahim O’Rourke regrette tristement d’avoir perdu sa capacité de faire des choses avec ses propres mains. Toujours novateur, c’est par cette « interdiscursivité sophistiquée » (Delayre 15) associant son travail d’écriture romanesque à son travail d’adaptation théâtrale radiophonique, que l’écrivain Driss Chraïbi rend hommage à la sagesse des Marocains qui préservent leurs traditions sans se laisser fasciner par des cultures dominantes se prétendant plus élevées, mais dont le rapport à la nourriture et à la nature est devenu aseptisé.

 

 

 

 

Bibliographie

 

Chraibi, Driss. L’inspecteur Ali, Paris : Denoël, 1991.

 

Delayre, Stéphanie. Driss Chraïbi, une écriture de traverse, Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2006.

 

 

 

 

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Posted: October 11, 2021

Iziar de Miguel